Patrimoine : passé, présent ou futur ?

22 Sep 2024

En ces journées du patrimoine je me demande d’autant plus ce que peut et/ou doit transmettre une oeuvre d’art d’une part, et ce que moi-même, ayant-droit d’une oeuvre familiale, je suis en devoir et/ou en mesure de transmettre ; une création constitue-t-elle un “trésor public” (au sens étymologique latin du terme) ou plutôt un “bien de famille” (selon un autre sens étymologique latin de ce même terme) et ainsi plus proche de la notion de “patrimoine” ?

Je transmets ici mon propos qui, loin de toute expression formellement artistique, est une seule déambulation, d’un fil d’idée à l’autre, et volontiers ouvert à tout échange.

Chaque terme porte en lui plusieurs significations, en relation au contexte dans lequel il se dit. C’est pourquoi je ne vais pas ici répondre avec les mots mais plutôt me laisser questionner par leur polysémie, aussi relative que véritable, pour simplement j’espère mieux discerner, à mon sens, d’éventuelles attentes de la part de sculptures et/ou sculpteurs et, pour autant, peut-être, comment en répondre.

En résonance à l’oeuvre de V.Batbedat qui m’accompagne, je pense dans un premier temps à une réalisation de Aurélie Nemours, dont l’oeuvre est aussi abstraite et géométrique, et qu’un lien de grande amitié a uni. Le projet de A.Nemours : lancer un pont entre les millénaires, autrement dit transmettre ou pérenniser une mémoire. “Ayant visité les mégalithes de Carnac, elle prend la mesure de ce lieu magique, arpente le site, compte les pas séparant les menhirs de plus de quatre mètres de haut, éprouve la dimension spirituelle des alignements, ressent la puissance de la roche magmatique. Son projet alors enracine dans le néolithique la valeur universelle de l’abstraction. Il s’agit maintenant de créer un édifice à l’échelle de cette mémoire de civilisation, d’ouvrir au visiteur un espace de circulation entre les mégalithes contemporains. (cf.:https://chroniquesduchapeaunoir.wordpress.com/category/seuphor-libre-comme-lart/).

D’où mon questionnement : cette création rend-elle d’autant plus fondateurs encore ce lieu de Carnac ? Ou n’est-elle qu’un rappel ? une adaptation à ce qu’il “dit” ?

Par ailleurs, W.Whitmann interpellant M.Seuphor, lui demande : « What do you suppose creation is ? Et aussitôt à M. Seuphor de répondre par cette nouvelle question: que pensez-vous qui puisse satisfaire l’esprit, sinon aller librement comme il veut, où il veut et de n’avoir pas de maître – to walk free and own no superior ? (…) Rien ne doit faire obstacle à l’exercice de cette liberté chez le poète, chez l’artiste créateur ; rien ne doit s’opposer à sa volonté qui ne peut être que porteuse de la vie, de renouvellement, de lumière».

D’où cet autre questionnement : l’artiste se pose-t-il vraiment la question de cette conscience qu’il côtoie dépassant ce qu’un corps ne peut en contenir ? A-t-il le temps – et le moyen – de comprendre ce qu’il vit ? N’est-il pas, en dehors de toute analyse, “dans” la seule expression sensible de ce qu’il vit ?

V.Batbedat a écrit (cf.”Carnet d’un sculpteur“)

Mes sens sont si limités

qu’ils faussent toute perception

la réalité si elle est

est au-delà des sens

L’expérience artistique se présente comme étant à l’origine de la création artistique, offrant à l’artiste de la transmettre, sans autre volonté que ce qu’il perçoit au-delà de lui même et sans possibilité de le contenir.

Alors s’agit-il pour l’artiste de remonter le temps ou de participer à son éternité ? De quelle histoire s’agit-il ? De quelle mesure du vivant ?

Ne s’agit-il pas d’une seule quête propre à chacun ? Une aventure personnelle ? Une étude ? Une quête utopique ? Une recherche d’identité ? Une exploration ? Une prière ? Un procès ?…

Si les “monuments” (du latin “mémoire“) jalonnent le temps pour en garder la trace vivante, ils peuvent de cette façon aussi l’institutionnaliser, le détruire, le bannir… Faut-il dès lors seulement s’en remettre à une sélection naturelle, qu’elle proviennent des matériaux utilisés, des symboles représentés ou… du génie de l’oeuvre,

donnant à chaque époque a son style, que chaque artiste, par sa sensibilité, nourrit ?

S’agirait-il alors pour l’artiste de transmettre un imaginaire, lui même issu d’une histoire tant collective qu’individuelle, afin de ne pas en oublier l’essentiel ? C’est-à-dire l’immuable qui le constitue :

La lumière ? ses flammes, sa transparence, sa beauté, son évidence, son rayonnement, sa vérité… ?

La terre ? la planète, la culture, la poussière, l’origine, la fertilité, la cité, la boue, le coeur, l’humus, l’humanité, le monde, l’univers… ?

Le temps ? Le passage, la transition, le voyage, le changement, l’infini, la fusion, le dépassement, l’évolution, le seuil… ?

L’harmonie ? Le sourire, la bienveillance, l’ordre, la structure, la joie, l’apesanteur, le cosmos, l’inaccessible, l’idéal, l’imaginaire, l’incorporel, l’abstraction… ?

Ou ne s’agirait-il de concevoir, tel que l’écrivait E.Ionesco (mais je n’en connais pas le contexte d’écriture), que “seul l’éphémère dure” ?

Il est toujours dangereux de se substituer à un artiste disparu au nom de ce qu’il est supposé avoir désiré” rappelle S. Fauchereau dans son ouvrage “Sur les pas de Brancusi (aux Editions Hermann), vigilance d’autant plus requise pour un tel sujet, bien que je sois dans tous ces cas de figure incapable de répondre ! Mais j’essaie…

Aussi je m’arrête sur un passage de ce précieux ouvrage où, se questionnant sur l’intention de la colonne sans fin de Brancusi, l’auteur ne manque pas de rappeler l’exposé de M. Eliade quant à l’existence de cette colonne dans le folklore roumain, qui lui même s’est constitué sur une mythologie planétaire datant de la préhistoire qui n’est autre que “la “colonne du ciel” qui soutient la voûte céleste, autrement dit l’axis mundi, qui devînt la colonne Irminsul des anciens Germains, les piliers cosmiques de populations nord-asiatiques, de la montagne centrale ailleurs, de l’arbre cosmique autre part, etc. Dans tous les cas son propos est d’assurer le maintient du ciel autant que d’assurer la communication entre la terre et le ciel.” (p.129)

Dés lors, le propos de l’oeuvre apparaît essentiellement comme étant de pérenniser l’invitation au dialogue en conviant à un échange commun. D’ailleurs, la majorité des sculptures pour le moins n’étaient-elles pas destinées à des espaces publics, que ce soit en ornement ou en prétexte ?

Toute oeuvre peut inviter du fait de son incomplétude (tel que le développe Lacan), ou par une provocation, où le sentiment a pris une grande place au cours de l’histoire de l’art, miroitant le mystère, la nouveauté, l’incompréhensible, le n’importe quoi…

Dans tous les cas l’oeuvre a besoin d’une altérité pour exister et de fait, dans la différence.

Aussi, à la question de transmission patrimoniale initialement posée, je comprends que s’il s’agissait de redire une même chose pour l’éterniser, ce serait de l’ordre d’un monologue dont la seule répétition nous assourdirait de sa routine.

C’est pourquoi j’en arrive à conclure qu’en exprimant son expérience sensible, dont l’unique compréhension est propre à chacun, tout artiste ne se contente pas de parler – au sens d’émettre des sons – mais plutôt de dire un propos en en racontant sensiblement sa perception, dont la “compréhension” ne peut provenir que de cet(te) autre qui, l’accueillant, peut y répondre. Ainsi seulement, par ce dialogue, maintenir en vie cette terre, cette lumière, ce temps, cette harmonie, cet univers… qui nous constitue si mystérieusement et si fondamentalement, et que l’artiste créant, dit, tandis que le spectateur accueillant, réalise.

Autrement dit, nulle oeuvre (pour le moment) ne se plaignant, ni ne requérant de soin – si ce n’est son bon maintient – son seul moyen d’exister, de durer et de pérenniser est d’inviter au dialogue, et pour autant d’être vue et montrée.

Ainsi V.Batbedat par ses expressions de ziggourats, de pyramides, de structures de sourires notamment, nous suggère des histoires, nous questionne sur notre propre imaginaire, nous propose une mémoire renouvelée, peut-être … nous propose autant de moyens mnémotechniques, lui aussi, pour n’heureusement pas oublier l’immuable de la vie. Et moi de même !

Et vous ?

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